1.2


- Tu es... je ne pensais jamais voir pareille beauté... enfin, sans la trompe ensanglantée dans l'oreille, je veux dire...
- Je pensais qu'elle ajoutait à mon charme, un petit côté sorcière sabbatique...
- La flamboyance de ta chevelure ondulée et la pâleur nacrée de ta peau y contribuent déjà grandement, et sans avoir à y ajouter de vains artifices.
- Pour un ami des artistes, je trouve tes compliments bien éculés.
- Un biologiste fait-il un bon jardinier ? Pas forcément, et il en est de même pour moi. En aucun cas je ne revendique nulle créativité. Voir sous mes yeux exploser le talent me comble, nul plaisir ne pourrait le surpasser.
- Mais ne te sens tu pas tout de même quelque peu frustré ?
- Frustré ? Pour quelle raison le serai-je ? Je n'ai aucune autre ambition que celle d'être à ma place, et je l'ai trouvée.
- Je t'envie...
- Ne le sois pas, toi, tu es une passionnée, cela se voit tout de suite. Et même si tu n'as pas encore trouvé ta voie, tu as l'excitation, l'envie te consume, et cela, ça n'a pas de prix.
- C'est sûrement vrai, mais du coup, ma lavandière me coûte bien cher.
- Peccadilles que tout cela ! Tu vas peut-être changer le monde, le sublimer, et tu te plains pour quelques frais ?
- Tu m'imagines vraiment un tel avenir ?
- Disons plutôt que tu me plais, et que j'ai trouvé le bon moyen de flatter ton ego.
- Pourquoi me le dire, alors ?
- Je suis honnête, cela causera ma perte.
- Je trouve au contraire cela charmant, même si un peu désuet, comme concept. Allez, viens à mes côtés te réchauffer...
- Ce n'est pas pour ça que je suis ici, bordel, je te l'ai déjà dit. J'ai besoin d'avoir l'esprit clair pour t'accoucher.
- Sans avoir planté auparavant de graine, le résultat risque d'être compromis.
- Tu ne penses donc qu'à ça !
- Pas que, mais souvent. Ceci dit, et pour être honnête à mon tour, j'aime bien te titiller, tu es un sujet particulièrement réceptif à mes perches.
- Je peux te jurer qu'il ne s'agit pas du bon moment pour tendre la perche de qui que ce soit !
- Polisson, va !
- Si tu ne cesses pas tout de suite, je m'en vais.
- D'accord, le jeu n'en vaut pas la chandelle. Cela fait trop longtemps que j'attend ce moment pour gâcher ma seule chance d'y arriver.
- Alors nous allons pouvoir commencer... mais que fais-tu ? Lâches cet appendice et range moi cette oreille !
- Ce n'est pas ainsi que tu procèdes ?
- Quelle idée ! Tu es décidemment bien étrange. Ma méthode, je ne peux te l'exposer, car savoir ferait tout échouer.
- Cela sonne comme une habile supercherie.
- Si elle l'était, alors tu n'aurais aucun soupçon.
- Ou alors, tu es tellement habile que tu camoufles tes roueries sous un masque grossier...
- Tu t'accommodes aisément de toute cette paranoïa, ou cela te fait-il parfois souffrir ?
- Sans elle, le monde m'aurait déjà supprimée.
- J'aurai dû m'en douter...
- Je me moque, cher ami. Tu gobes donc absolument tout ce que je peux te raconter ?
- Je te l'ai dit, tu me troubles...
- C'est ennuyeux, impotent, tu ne m'es d'aucune utilité. Attend, j'ai une idée. Voilà, qu'en penses-tu ?
- Ce loup ne cache pas grand-chose, mais je te remercie pour l'effort.
- Je pensais que c'était mon nez, qui te turlupinait.
- Si seulement il n'y avait que lui...
- Et comme ça, qu'en penses-tu ?
- Abritée derrière ce paravent, c'est encore pire. Ta voix seule laisse dangereusement courir mon imagination...
- Alors il ne me reste plus qu'à me scarifier ! Ainsi enlaidie, le problème sera réglé.
- Théoriquement, ce serait une bonne idée. Mais détruire la beauté, ce serait aller contre mes principes.
- L'art ne peut-il être laid ?
- Si, mais qui dit que la grâce et la beauté ne sont pas un élément du tien ?
- Ce serait par trop superficiel. S'il en est ainsi, je le rejette, le foule aux pieds et me fais lavandière sur le champ.
- Pas forcément, ton but est peut-être d'incarner la pureté, frapper par tes traits pour appuyer ta volonté. C'est un atout, ce que tu as.
- L'horreur peut bien plus profondément marquer, pétrifier. Cette idée m'attire de plus en plus.
- Sans vouloir te démoraliser, même en y travaillant comme une acharnée, tu ne pourrais jamais y arriver.
- Tu n'es pas objectif.
- C'est impossible de l'être face à toi, t'en rends-tu compte ?
- Pourquoi crois-tu que je vis si isolée ? Respect, désir, admiration, voilà ce que tous mes interlocuteurs ressentent. Cela me fatigue, j'en ai assez, voilà pourquoi j'ai choisi la quarantaine.
- Tu as une forte tendance à l'excès, à dramatiser, tout de même. C'est intéressant à noter, pour tes développements futurs.
- Mes développements ?
- Tu pensais qu'une fois l'enfantement effectué, tout serait figé ? Sans évolution, et aussi douée sois-tu, tu ne seras que poussière, vite appréciée, consommée puis jetée.
- Tu mens, l'art est éternel !
- Remarque bien trop naïve pour être pleinement tienne. Combien d'œuvres autodafées pour un élu magnifié ? Combien de civilisations englouties dans les méandres de la mémoire collective pour un peuple religieusement admiré ? Et je ne te parle même pas des médiocres et autres modes éphémères.
- Pour de vrai, c'est de mon vivant que je veux avant tout briller ! Si mon souvenir se fait engloutir, si c'est le prix à payer, alors tant pis, je m'en accommoderai, de toutes façons je ne serai plus là pour le voir.
- Ne dis pas cela, ou du moins feints de ne pas le penser, car je n'aide que celles et ceux aux plus pures ambitions.
- Serais-tu donc croyant ? Plus je t'entend, plus j'ai l'impression que tu prêches...
- Attention, je n'implique rien de religieux dans la pureté. L'art pour l'art, tel est mon credo. Nul calcul, nul plan de carrière. Vivre dans la misère, enragé si besoin est...
- Noble vision, quoique si logique pour quelqu'un dans ta position... cela fait longtemps que tu exerces, au fait ?
- Je ne m'en rappelle plus. Mes souvenirs se mélangent, les langues et coutumes aussi. Parfois je me dis que je ne suis pas vivant, que je suis un fantasme, acte nécessaire à la libération de la créativité.
- Oui, enfin, tu es avant tout un chat.
- L'ai-je toujours été ? Je me rappelle d'autres sensations, de perceptions différentes de ce que je ressens actuellement.
- T'adapterais-tu à ta cible ?
- Je n'y avais jamais pensé ! Enfin je ne crois pas... tu te vois comme une sorcière, non ? Un corbeau, un crapaud, n'auraient-ils pas été plus adaptés, si l'on suit cette théorie ?
- N'oublie pas que dans ce registre, je tiens le rôle de la tentatrice, la fille de Lilith. Tu imagines franchement l'ultime catin conter fleurette à un crapaud ?
- Les Démons sont connus pour leur mauvais goût et une ineffable attirance pour le kitsch...
- Révise tes classiques, très cher. La succube n'entre pas dans tes cases. Mal fagotée, comment pourrait-elle séduire et enlever les âmes ?
- Hélas, le manque de classe n'est pas un domaine réservé, tout le monde peut en profiter, et une majorité semble aimer se vautrer dedans, tel l'alligator dans sa mare.
- Tu insinuerais donc que mon modèle doit lui aussi s'adapter ?
- Cela me semble évident, la séductrice ne peut toujours revêtir le même costume, l'objet de désir universel ne peut exister, je le saurai.
- Ainsi donc, nous serions l'un comme l'autre une projection de ce que l'autre veut bien voir ?
- N'en est-il pas toujours ainsi ?
- Et que fais-tu du regard critique ?
- Une chimère.
- C'est pour le moins catégorique.
- Réaliste.
- Je vois que ton jugement à ce sujet est définitif, inutile donc de s'appesantir. Mais si nous sommes l'un comme l'autre projection, que sommes nous réellement ?
- Existons nous seulement de manière individuelle ? N'est ce pas la présence et le regard de l'autre qui nous fait prendre conscience de nous même ? Notre personnalité ne se forge t'elle pas sous influence ?
- En partie, j'imagine, mais ta théorie est bancale. Pour en revenir aux artistes, ils n'auraient aucune raison d'être si nous n'étions que le miroir de l'autre. Chacun verrait l'idéal ou il veut bien le voir et une personnalité assez lisse contenterait tout le monde. Ton travail serait donc complètement inutile.
- Tu as raison, si ça se trouve, je ne sers absolument à rien.
- Ah non, pas de ça ! Je refuse ce défaitisme ! Cessons-là ces digressions ! Tu es ici pour m'aider, et j'entend bien que tu commences à t'atteler à la tâche.
- Et qui te dis que nous n'avons pas déjà entamé la procédure ?

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